Le volume de leur joie
- Szydywar-Callies Mathilde
- 9 juil. 2024
- 3 min de lecture
Dernière mise à jour : 10 avr.

- Etel Adnan. Courtesy of Zentrum Paul Klee -
Une pluie fine est apparue en début de soirée. Nous avions rejoint un groupe d’amis et leurs enfants sur la place des Halles de Toulon pour célébrer le premier jour du printemps. À cette occasion, deux d’entre eux nous ont annoncé leur départ prochain sur la côte Atlantique. Ici, ils avaient vécu quelques années les falaises intimes et la torpeur tiède de l’eau, ils allaient s’engager vers un horizon de sable et rencontrer la brise fraiche de l’océan. Nous avons eu plaisir à prononcer le mot vivifiant.
La place se traverse à pied, le bâtiment des Halles qui en forme le centre, vient d’être réhabilité. Quand nous sommes arrivés il y a cinq ans dans cette ville, l’îlot entier paraissait éteint. Aucun commerce ni bar, lorsque nous le traversions pour rentrer chez nous, il n’y avait que la cadence de nos pas sur la pierre glissante. Aujourd’hui, certains soirs de semaine, un flot presque continu de visiteurs vient irriguer l’îlot.
Rapidement, les enfants ont quitté le store du Café Pop et se sont éloignés de la terrasse. Ils ont commencé par jouer avec des vélos, des trottinettes et lorsque les gouttes de pluie se sont épaissies, lorsqu’ils ont senti la pulsation de l’eau sur leur peau – le volume de leur joie a gonflé. Ils se sont mis à former une petite bande détrempée et extensible comme un ressort, lorsque l'un partait d'un côté, tout le groupe s’étirait puis se reformait. Les joues pourpres, haletants, la pluie a imprégnée le tissu en coton de leurs vestes de printemps.
La place des Halles est plantée d’orangers, à cette période, fruits et fleurs se côtoient sur l’arbuste. Ce n’est pas véritablement l’arbre vers lequel on se précipiterait pour grimper, à l’inverse, les branches noueuses des oliviers de la fontaine semblent s’adresser à leurs bras agiles. C’est un pied de parasol esseulé, qui transformé en marche pied, vient de permettre aux enfants d’atteindre le sommet des sangles servant de hauban à l’oranger. Ils grimpent les uns après les autres et se retrouvent à trois assis sur les sangles et deux en équilibre sur le marchepied. L’éclairage de la place est tamisé, personne ne les a remarqués.
Ils restent un moment perchés sur les tuteurs de l’oranger. L’humidité a dû accentuer le parfum suave des fleurs, ils sont à la meilleure place pour en profiter. Dans le livre « le dernier enfant des bois » le journaliste américain Richard Louv évoque une liste de découvertes qu’un enfant devrait avoir expérimenté avant ses dix ans. Marcher pieds nus sur l’herbe, courir sous la pluie, faire un bouquet de fleurs sauvages, monter tout en haut d’une colline, grimper sur un arbre, faire une cabane, se promener la nuit avec une lampe torche… Ce soir, la petite bande en aura accompli deux.
En réalité, une personne les a bien remarqués. C’est une passante, inquiète, de voir des enfants perchés dans un arbre. Elle cherche du regard les trois agents de sécurité chargés de veiller sur la place. Ils sont adossés à une barrière, les pouces cramponnés à l’élastique de leur gilet pare-balle. La femme montre du doigt les enfants suspendus dans l’oranger. Ils acquiescent. Puis ils envoient un signe de tête en direction de la terrasse du café Pop. La femme regarde la terrasse, puis regarde à nouveau les enfants. Elle se retourne encore vers les agents. Ils ne bougent pas. La femme s’en va.
Après un moment, la petite bande descend de l’oranger. La pluie s’est transformée en une fine bruine, les capuches ont libéré depuis longtemps les cheveux mouillés. Le ressort se reforme – mue par une nouvelle allégresse après cette petite pause sous la protection de l’agrume. Les trois vigiles se dégourdissent aussi les jambes, ils font quelques pas ici et là. Il y a dans leur regard placide, un éclat inhabituel. Comme si ce soir, au-delà de leur mission de surveillance, ils veillaient aussi à leur manière sur la petite bande. Mais en secret, sans en avoir l’air, sans chercher à interférer dans leurs jeux ou dans la sensation de liberté dont témoignent leurs corps tout entiers.
En septembre dernier, après les chaleurs suffocantes de l’été, la commune a décidé d’un projet d’ombrière pour la place. Plusieurs dalles de pierres ont été retirées afin de pouvoir couler du béton et de fixer les pieds de la structure. En attendant la mise en oeuvre du ciment, les équipes sont venues remplir les trous de sable. Pendant une semaine, les enfants qui habitent dans les appartements tout autour de la place des Halles ont pu profiter d’une série de bacs à sable en bas de chez eux. Ils avaient apporté des pelles et des sceaux.
2023