Onze fragments d’Oslo
- Szydywar-Callies Mathilde
- 1 déc. 2024
- 6 min de lecture

- Anna-Eva Bergman, France, 1953, fondation Hartung-Bergman -
1.
Sur le toit-promenade de l’Opéra d’Oslo, le ciel détache les hautes jambes des femmes. Avant d’y monter, certains visiteurs reconnaissent son allure d’Iceberg émergeant de l’eau, tant ce projet de l’agence d’architecture Snøhetta a été photographié. C’est autre chose de se hisser à son sommet en foulant les larges dalles de marbre de Carrare, de se laisser porter par le jeu des pentes et des contre-plans. Une fois en haut, la densité du socle efface la ville autour, ne reste que les silhouettes urbaines soudain projetées dans le ciel, leurs ports de bras et leurs foulées, des gestes de danseurs. Ce qui me frappe depuis la vue plongeante, c’est cette étendue d’eau sombre et statique. La ville est bordée par des fjords qui dessinent un horizon d’îles intérieures, une épaisseur qui protège des courants forts et des tempêtes, donnant à la mer cette allure de lac.
2.
Chantiers dans la ville. Nous passons à côté de trous béants, ces espaces en devenir qui accueilleront des bâtiments de verre et d’acier. Jeter un oeil dans la brèche, comme on lirait une texture originelle – roche noire d’ardoise friable, en son coeur des éclats d’or et en travers une gaine orange.
3.
Dans notre logement, la longueur du lit est accolée à l’allège de la fenêtre, si bien que l’on ne peut pas en faire le tour, mais une fois allongé, le plafond et le ciel à l’extérieur forment une continuité. On peut ouvrir la fenêtre et sentir la fraîcheur sur son visage, écouter le pépiement des moineaux de l’arrière-cour, tout en restant sous sa couette. Ma mère me raconte souvent qu’elle aime faire ça elle aussi en hiver, être allongée bien au chaud et respirer la brise tonique. Le logement est décoré avec des affiches Arts and Crafts et plusieurs dessins d’une artiste connue pour ses illustrations de corps vastes qui remplissent le cadre avec des tons doux, presque feutrés. Le dernier jour, je remarque un grand bocal positionné sur la hotte de la cuisine, il est rempli de rondelles d’orange séchées.
4.
Dans les rues, les femmes ont la peau diaphane ou vivement dorée, un pull en laine au-dessus de leur robe à fleurs d’été. L’une d’elles s’est assise sur un banc, elle berce son enfant tout près d’une eau jaillissante aux profondeurs d’ardoise. La poussette fait des va-et-vient, le bébé s’est endormi. Dans cette ville envahie de jeunes parents promenant des landaus perfectionnés, c’est l’intention de cette mère que je retiens. Son balancement calme juste au bord du grondement de la rivière, sous la lumière blême des hauts saules de la rive, à l’endroit précis où se forme la cascade et où la vivacité de l’eau surgit.
5.
Il y a quelques années, une vaste rétrospective à la Pinacothèque de Paris présentait le travail du peintre norvégien le plus célèbre : Edvard Munch. Au cours de cette visite, j’avais été touché par cette oscillation continue dans son travail et dans sa vie, entre les intérieurs ténébreux et les horizons irradiants. Cette fois ci, en découvrant le musée qui lui est consacré, ce sont les scènes terriennes qui m’ont attirée. Girls picking fruits de 1904, on y voit cinq silhouettes au travail, les bras tendus saisissent des branches dont on ne voit pas les fruits. Les jupes longues de ces femmes, les chapeaux de paille et cheveux roux se détachent de l’aplat sombre des arbres qui les occupent toutes entières. Les plus en hauteurs, sur des échelles, atteignent le bleu du ciel, l’une d’elles est comme enlacée contre un tronc. Une seconde toile raconte le travail de la terre, Woman with pumpkin de 1942. Une femme de profile porte dans ses bras une citrouille verte. L’instant est esquissé à grands traits, le peintre nous montre la relation immédiate entre le corps qui récolte, le jardin cultivé et une habitation au coeur de la forêt.
Notes :
• « a lime tree » n’est pas un citronnier mais un tilleul
• l’une des salles avait pour titre « pulsating landscape » paysage en mouvement
• où a-t-il trouvé cette lumière ?
6.
Dans ce pays, le principe de la salade verte est un mélange touffu d’herbes variées : mâche, pousses de rhubarbe, roquette, pousses d’épinard, cresson, pousses de betterave, saupoudrées de graines de tournesol.
7.
Les différents guides de voyage sur la Norvège mentionnent l’importance de l’allemannsretten. Il s’agit d’une pratique culturelle ancrée dans les esprits et les corps des habitants : la possibilité de planter sa tente, de dormir dans un champ ou dans la forêt, tant que l’on garde une distance de 150 mètres avec l’habitation la plus proche et que l’on ne laisse aucune trace derrière soi. Quel que soit le statut foncier d’une terre, des promeneurs peuvent aussi cueillir des fleurs, des baies, ou des champignons. Cet accès à l’étendue pour tous est inscrit dans la loi.
8.
C’est une photo en noir et blanc, une femme est assise au bord de la mer, elle trace des formes sur le sable. Elle a ramassé l’un des coquillages qui émaillent la plage tout autour de ses jambes nues et repliées. Elle l’utilise pour inscrire une série de formes oblongues rassemblées dans un rectangle. Elle est l’une des premières femmes à prendre pour sujet des horizons, à travailler des paysages dont elle fait vibrer la géométrie en appliquant des feuilles de métal ou d’or à même la toile – une lumière presque liquide. La photo est datée de 1953, elle a été prise à la Croix Valmer. Ana-Eva Bergman partage avec Edvard Munch une même attention pour les reflets de la lumière sur la surface de l’eau.
9.
Quand on se promène et que l’on observe les façades, on note qu’il n’y a pas de volets et que de nombreux habitants placent des vases avec des fleurs ou des petits objets sur le rebord intérieur de leurs fenêtres. En y réfléchissant, je réalise qu’en France, notre rebord se situe à l’extérieur. J’apprends qu’il y a une raison climatique à cela, éviter que la neige s’accumule. En termes techniques on parle de fenêtres positionnées - aux nus intérieurs - (alignées sur le mur intérieur, créant un rebord à l’extérieur) ou - aux nus extérieurs - (alignées sur le mur extérieur, créant un rebord à l’intérieur). Matisse peignait des fenêtres ouvertes sur l’extérieur, ici le tableau est un cadrage pour les passants, il donne sur l’intérieur. L’attention se porte sur une échelle intime, la mise en scène de la vie silencieuse des bouquets et de la douceur des objets du quotidien. Cet art de vivre à l’intérieur qui porte le nom d’Innekos, invitant à passer les longues soirées hivernales au contact de coussins charnus et de textures feutrées, serait aussi lié aux valeurs du protestantisme qui prône une forme de transparence. Sans volets ni rideau, il n’y a rien à cacher.
10.
Un groupe d’enfant joue dans le Kristenparken, ils portent des gilets réfléchissants. Les animateurs sont installés au milieu du parc, en un coup d’oeil ils peuvent identifier les silhouettes fluo. Un petit groupe commence par jouer autour d’une fontaine, ils actionnent une pompe qui fait couler l’eau dans une rigole dont le tracé ondoie curieusement jusqu’à se jeter dans un massif de vivaces un peu plus bas. J’ai l’impression qu’il a été conçu pour les enfants, c’est à la fois, un jeu et un dispositif technique pour guider l’eau. L’un d’eux attend avec excitation le torrent miniature, il s’illumine au moment où il découvre une plume emportée par l’onde d’eau jusqu’à lui. Deux mères qui viennent de se rencontrer discutent ensemble, we were also looking for cool weather. Après quelques minutes, les enfants dégoulinent, ils sont trempés. Côté rue, un chat noir aux poils longs sort d’un massif planté d’hydrangéas blancs aux fleurs immenses. Il passe au-dessus du filet d’eau et je réalise qu’il n’y a aucune barrière entre la rue et le parc.
11.
Je suis allée poser mes affaires à l’arrière de la petite cabine flottante. Marcher pieds nus sur le plancher bois, son écorce aux reflets orangés. Depuis l’intérieur, on distingue le musée d’art contemporain, le talus enherbé où se posent les visiteurs après l’exposition. Il est à bonne distance, l’eau sombre du port isole la cabine tout en laissant la vue libre. Je suis maintenant installée en maillot de bain sur le banc brûlant du sauna flottant. Tourner le sablier. Les premières minutes la peau se réchauffe sans transpirer. Seule à l'intérieur, je me déplace au fond pour ne garder que la vue sur le fjord. Un couple entre, la jeune femme attrape des coupes de bouleaux disposés sur le côté et recharge le poêle. Je n’avais même pas pensé à faire ce geste. Je sens les gouttes dévaler le long de mon corps avec rapidité, je respire plus profondément. J'apprends qu'ils sont Lituaniens. Quand je sens mon corps presque engourdi, je me lève et pousse la porte vitrée, je me brûle la main sur la poignée. Dehors sur le ponton, le vent qui vient du sud, celui qui se glisse dans les interstices des fjords, n’est pas si frais pour un mois d’août dans ce pays.
Je saute dans l’eau du port.
Après un bref saisissement, le contraste crée une détente, un apaisement au goût de sel sombre. Quelques brasses et recommencer. La Lituanienne me dit qu’elle n’ose pas s'élancer depuis le ponton. Un peu plus tard, quand je quitte la cabine flottante après m'être rhabillée, je reste encore un peu pieds nus, comme si j'allais pouvoir emporter le parfum boisé du pin douglas dans le coeur urbain. Je me retourne une dernière fois avant de m'éloigner, la Lituanienne vient de sauter dans l'eau.
août 2024