top of page

Se tenir la main au supermarché

  • Photo du rédacteur: Szydywar-Callies Mathilde
    Szydywar-Callies Mathilde
  • 13 nov. 2024
  • 3 min de lecture

Dernière mise à jour : 16 avr.




ree

Le plus souvent, lorsque je regarde les personnes qui font la queue à la caisse du supermarché, elles ont la tête baissée, elles regardent leur téléphone. Je les observe fixer leur écran. Au moment de déposer mes courses sur le tapis roulant, devant moi, j’ai reconnu un homme qui m’avait demandé le prix des pommes Golden. Juste pour vérifier, il s’en doutait, mais il trouvait ça cher. Je l’ai regardé payer ses provisions. Il avait choisi quatre baguettes blanches, plusieurs bananes, trois pommes, un pot de Nutella, un tube de Harissa et des Kiri.


Derrière moi, une dame avec des lunettes de soleil tient le bras d’une jeune femme. Dans la queue je l’entends demander : comment sont vos cheveux, êtes-vous brune ou blonde ? Mes cheveux sont ondulés, brun assez foncé, je suis d’origine malgache par ma mère. Ah c’est vrai ? C’est bien. Elle s’appelle comment votre mère ? Sylvia. C’est joli. La dame aux lunettes de soleil est de petite taille, son menton arrive au niveau de l’épaule de la jeune femme. À un moment, j’ai eu l’impression que pour patienter, elle s’y appuyait. Elle se gratte la joue, sa peau est très sèche. Elles continuent de discuter discrètement, seuls les rires de la jeune femme ricochent de temps en temps. Elles font l’inventaire de ce qu’elles ont pris : tomates, pommes, jambon, salade, artichaut. La jeune femme décrit tout ce qu’elle fait : je les ai mis dans le sac, maintenant on va passer à la caisse, ça va aller, il n’y a pas trop de monde ce soir. 


Je me souviens d’un collectif d’artistes qui proposait de participer à des protocoles dans les espaces publics. L’un d’entre eux consistait à choisir un endroit dans un supermarché, à s’y positionner et à fermer les yeux. Pour quelques secondes, j’avais fermé les paupières dos aux produits laitiers. C’était plutôt reposant de choisir le silence et l’immobilité, de quitter la pulsion pour le retrait. J’avais pensé à ce lieu entièrement conçu pour attirer l’oeil, à ces kilomètres d’étalages de produits désirables, car neufs et inédits, lisses et normés, tout juste nés d’un nouveau spot publicitaire. Une femme s’était approchée de moi pour me demander si tout allait bien. En allant vers la sortie j’étais passée à côté des étals de pommes, de choux, de carottes et de kiwi, là où sont le plus souvent écartés les bizarres, les trop grands ou les trop petits, les tordus, tous ceux qui ne sont plus valides. Car à l’inverse, être dans le bon calibre avec une peau satinée, sur les étals des légumes et des fruits, c’est ce qu’il faut pour donner envie d’être saisi. 


Je regarde à nouveau la jeune femme, elle est ornée de boucles d’oreilles, elle a un anneau doré au nez, plusieurs sautoirs brillants autour du cou, deux grosses bagues argentées. La lumière intense des spots se reflète sur ses cheveux noirs plaqués à la laque, ramenés en queue de cheval. Les mèches ondulent en cascades et retombent dans son dos sur un sweat à capuche Scarface. Elles ont oublié de peser les tomates, tant pis. Elles sortent du magasin toujours en se tenant la main, elles passent devant le tabac presse, le seul point lumineux à l’heure d’hiver. De loin, quand elle traverse la place Pujet sous le ciel de nuit, elles ne forment plus qu’une seule silhouette.


Les derniers clients se pressent pour faire leurs courses avant que le vigile ne vienne fermer les portes. Ils sont tous différents, chaque corps qui y entre à sa propre géométrie et son détail étrange, l’angle d’un nez, la courbure d’une bouche, la teinte d’un iris, ce qu’il faut pour avoir envie d’en faire un récit. 


Pierrette Bloch, sans-titre, 1991.


 
 
bottom of page