top of page

Sésame noir

  • Photo du rédacteur: Szydywar-Callies Mathilde
    Szydywar-Callies Mathilde
  • 5 oct. 2024
  • 3 min de lecture

Dernière mise à jour : 10 avr.

- Monet & Mitchell, Fondation Louis Vuitton


ree

- Joan Mitchell, Quatuor II for Betsy Jolas, 1976 -



La Seine est lisse et le ciel d’hiver s’est assombri sans que l’on y prête attention. Je monte dans la navette du musée. Pour un court instant, la place de l’Étoile semble se vider, les visiteurs du jour viennent tout juste de se replier sous terre et ceux du soir vont émerger d’une seconde à l’autre sous les illuminations. La navette vibre légèrement au contact des pavés que l’enrobé usé de la ville laisse apparaitre à l’endroit des plus fortes frictions. Je commence à peine à détailler la sobriété beige et grise des immeubles particuliers, que nous entrons dans le bois. C’est un taillis d’arbres nus comme je n’ai plus l’habitude d’en voir, les feuilles caduques jonchent le sol et j’imagine l’odeur de tourbe piétinée que les femmes du bois rapportent sous leurs talons hauts et je me demande si elles peuvent prendre le temps, à chaque fois, de frotter leurs chaussures avant de monter dans leur camion ou si l’humidité de cette forêt d’hiver entre aussi à l’intérieur.


Rapidement, j’aperçois la structure caractéristique du musée, de vastes voiles de verre et d’acier qui surplombent la canopée du bois. On y entre avec la sensation d’arriver au coeur de quelque chose, bien loin des lumières livides et des rangées de portes automatiques qui scandent la vie de ceux qui traversent la capitale tous les jours. Bien loin du signal sonore qui annonce minute après minute la séparation entre les corps restés sur le quai et ceux tassés dans la rame. J’avais perdu ce conditionnement physique, qui force les passagers à adopter une démarche efficace au risque d’être mis sur la touche. Je marche lentement, mon sac ne ferme pas et le mécanisme tranchant des doubles portières des rames me heurte. J’entre dans l’espace du musée et le déplacement des corps me parait soudain facile, je m’en vais déposer le peu de vigilance urbaine qui me reste, ainsi que mon manteau, au vestiaire.



Je parcours souvent une exposition de peinture en me mettant à la recherche d’une sensation bien précise. Je commence par observer l’ensemble des toiles à bonne distance et dans un bref coup d’oeil je tente de déceler une affinité, un trait commun. Si je sens que l’une fait écho, alors, je laisse mes pas me guider vers elle. Parfois, il y a des toiles vers lesquelles je ne m’approche pas, comme lors d’une promenade, nous ne sommes pas forcément attirés vers tous les massifs, reliefs ou recoins d’un lieu.



Immobile, je parcours la surface sensible du tableau et la première chose que je ressens est une étrange sensation de soif. Ce doit être l’oeuvre une heure plus tôt, du bouillon au sésame noir, son goût de graine torréfiée et huileuse, ce plat d’une teinte si profonde, comme extraite d’un minerai rare. Je l’ai examiné en le faisant s’écouler avec la petite cuillère creuse en porcelaine ; j’ai observé le liquide lustrer puis assombrir le morceau rose fuchsia de betterave crue et engloutir l’essaim de champignons shiitake. Des soupçons de sueur dans le cou et le bas du dos sont apparus, mon nez s’était mis à couler et le fond de mon oeil à briller.



J’ai pour réflexe de toujours me déplacer avec une gourde d’eau, mais elles sont à présent interdites dans les salles d’exposition. L’excès de sel, de poivre et de piment me guide pour progresser dans la toile. Chercher une fraicheur, un temps de répit en fouillant les rythmes et les matières. Un goût de boue vert émeraude, le contact des pieds qui s’enfoncent dans un sol collant. Les aiguilles d’un bois aux teintes sombres. Des fragments de neige épars. Remonter le fond d’un vallon. Un bleu lichen qui crisse sous les semelles. Les pas d’une randonneuse, la manière dont l’étendue la désaltère, l’énergie qu’elle soulève en elle pour poser un pied en équilibre après l’autre dans la pente. Avoir le temps de toucher la neige avant de rentrer, celle qui tient, juste avant le passage de la crête, là où le vent s’engouffre. Indigo nocturne. Et je réalise que ce n’est plus tant l’effet du sel, qu’une soif de mots que je ressens devant ce tableau.



J’observe la libre circulation des silhouettes de visiteurs dans ce vaste volume d’un blanc tamisé et silencieux. Ils s’approchent avec fluidité, aérant l’espace de leur passage, ils reculent, reviennent sur leurs pas, et glanent d’une cadence paisible et unique un peu de la lumière interne qui émane du coeur des toiles. Peut-être ressentent-ils eux aussi cette impression d’avoir traversé les accrocs d’une ville ou d’un pays pour atteindre ce banc et l’apparente fixité d’un tableau.



2022




 
 
bottom of page